CHAPITRE II
Rork – 1
Avant que le gong donnant l’alarme n’eût résonné pour la troisième fois, Rork avait lâché Moira qui se retourna immédiatement sur leur couche et cacha son visage dans ses mains. Ils avaient fait l’amour sauvagement la veille quelques heures après que Rork fut arrivé, mais c’était seulement maintenant, avec l’aube, alors qu’il venait de se réveiller, qu’il savait se montrer vraiment tendre et attentif à son plaisir à elle.
— Je reviendrai… fit-il en bouclant sa ceinture.
— J’y compte, Koùm a besoin de frères et de sœurs !
Elle avait répondu avec fougue, avec hargne presque, mais elle savait qu’il reviendrait… s’il était encore en vie après la bataille. Car le gong d’alarme ne cessait de clamer à tout le village que le danger était pressant : si l’on n’avait vu que quelques cavaliers noirs, il se serait arrêté au bout de quelques battements. Ce n’était pas la première fois que des chasseurs ennemis s’aventuraient dans la vallée. Des chasseurs, ou des éclaireurs qui venaient seulement tester l’attention dont faisaient preuve les sentinelles, avait jugé Grodon. En effet, dès qu’ils entendaient résonner le gong, ils arrêtaient leurs bêtes et tournaient les talons avant que les guerriers n’aient pu se lancer à leur poursuite.
Le gong battait toujours, mais on l’entendait à peine dans le tumulte des guerriers qui s’équipaient et prenaient place au faîte du mur.
Moira se leva et enfila sa tunique, soucieuse. Il y avait autre chose que le bruit presque familier des hommes qui couraient ou des chevaux qui piétinaient dans les corrals, énervés par tout ce tapage. Un bruit sourd, comme celui d’une chute d’eau…
Elle chaussa des bottes en cuir de sanglier et attacha une ceinture de guerrier autour de sa taille. Un sabre court récupéré sur le cadavre d’un cavalier noir y était accroché. Ce n’était pas le rôle des femmes de se battre, mais les guerriers n’étaient qu’une poignée et les cavaliers noirs – les You-Has comme disaient Rork et ses compagnons – étaient si nombreux que tous les bras et toutes les armes étaient les bienvenus pour les repousser. Et puis, si les Hommes-du-Vent n’y arrivaient pas, Moira voulait avoir une arme à portée de la main : pas question de se laisser capturer vivante !
Elle songea à Koùm. Il n’avait que dix ans, ce n’était pas un guerrier, mais il allait sûrement vouloir se tenir à côté de son père. Ce n’était pas le fait qu’il risque ainsi la mort qui l’inquiétait – ils la risquaient tous – que de le voir bondir au-devant du danger pour imiter le grand guerrier qu’il admirait tant.
Elle se précipita vers le centre du village pour veiller à organiser les soins aux blessés et le ravitaillement des hommes si le combat durait longtemps. Elle entendait toujours le grondement de la cataracte, mais savait maintenant ce que c’était : la charge des cavaliers noirs qui, après bien des saisons trouvaient enfin le courage de revenir se frotter aux Hommes-du-Vent. Machinalement son regard se porta vers le sommet des cavernes au-dessus du sol. Il n’y avait personne là-haut. Elle haussa les épaules en se détournant : les dieux devaient être occupés ailleurs et il ne fallait pas espérer que le même miracle se produirait deux fois de suite.
*
Rork aperçut d’abord le moutonnement des You-Has tout au fond de la vallée. Elle faisait plus de cinq cents pas de large en cet endroit et ils s’étendaient du pied d’un coteau à l’autre, sur des rangs et des rangs de profondeur. Ils étaient bien plus nombreux que la première fois. Bien sûr, ses guerriers avaient reçu le renfort de plusieurs dizaines d’errants qui sauraient se battre avec courage parce que leur vie en dépendait, et les murailles dressées par Grodon briseraient la force de la charge, mais cela ne les sauverait pas. Et il n’osait pas espérer que les dieux viendraient une fois encore à leur secours. Il n’en avait d’ailleurs pas tellement envie, malgré qu’ils eussent assuré la survie de son peuple : les Hommes-du-Vent devaient se sauver eux-mêmes s’ils voulaient continuer à se respecter. Et à se faire respecter.
Au moment où il songeait qu’un petit coup de main des dieux ou de n’importe qui ne serait cependant pas à dédaigner, Kalli, qui se tenait à sa droite, attira son attention en désignant le pied du coteau nord.
— Là, des chariots !
— Et des cavaliers en tuniques rouges ! compléta Koùm, qui avait une vue particulièrement perçante.
Il ne fallut que quelques instants à Rork pour comprendre que les chariots et les cavaliers rouges – ainsi que quelques dizaines d’hommes à pied qui encadraient les chariots – ne participaient pas à l’attaque, mais fuyaient devant les You-Has.
— Que font des gens de l’eau aussi loin de chez eux, grommela Kerbona.
— Ils viennent nous aider à vaincre les You-Has, décida brusquement Rork.
Il héla les guerriers qui se tenaient près de la porte. Il fallait atteler des chevaux et faire glisser le lourd battant.
— Pas le temps, hurla Pit en bondissant du mur.
Il se précipita vers l’une des voitures. Tsuko et Ake avaient compris ce qu’il voulait faire. En un instant ils attachèrent les câbles au véhicule dont le moteur ronflait déjà. Dans l’enceinte, les femmes interrompirent leurs tâches un instant. Elle savaient que ces chariots sans chevaux étaient puissants, les compagnons de Rork ayant raconté leurs exploits, mais de voir un seul homme, un Yagrr, capable de faire glisser le battant alors qu’il fallait y atteler cinq chevaux était un spectacle extraordinaire.
Tellement extraordinaire qu’elles ne firent pas attention aux claquements secs qui résonnaient sur le mur.
Kalli, Kerbona, Duno, Ake, Yarda et les petits hommes jaunes avaient épaulé leurs bâtons à feu et tiraient sur les cavaliers noirs. Rork… Rork lui-même avait confié sa masse à Koùm et se servait de l’une de ces armes étrangères.
Nan-Hi quitta deux femmes, qui lui expliquaient comment arrêter une hémorragie à l’aide d’une compresse de feuilles, pour bondir vers l’une des voitures. Avant qu’on n’ait pu l’arrêter, elle avait gagné le sommet du rempart, tenant une carabine d’une main et une cartouchière de l’autre.
— Tirez plus calmement, fit-elle. Ils sont encore loin.
Mais elle-même épaula presque immédiatement, visa et pressa la gâchette. Un You-Ha s’écroula. Un de plus, car les autres tireurs en avaient déjà abattu une douzaine.
Une douzaine seulement, ce qui n’avait pas freiné la charge et n’avait même pas effrayé leurs compagnons : seuls quelques-uns connaissaient ces armes étranges et les blessures qu’elles causaient, même mortelles, étaient si petites qu’on ne les voyait pas. Ils croyaient que leurs compagnons qui tombaient étaient seulement victimes du train infernal imposé par Mungil-Toù à ses guerriers.
Le premier chariot s’engouffra par la porte. Quelques fantassins hors d’haleine suivirent, puis un second chariot.
Rork et ses compagnons tiraient toujours. Ils faisaient plus souvent mouche maintenant que les You-Has n’étaient plus qu’à quelques centaines de pas, mais c’était Nan-Hi qui se montrait la plus efficace. Tchou regarnit le magasin de sa carabine et la tendit à l’officier :
— Tu tires mieux que moi, ne perds pas ton temps à recharger, je m’en occupe.
Cela leur ferait peut-être gagner deux ou trois ennemis abattus de plus. Un détail infime.
Les cavaliers nièpps étaient restés en arrière, un petit groupe qui formait une illusoire protection contre le raz de marée des You-Has. Ils finirent cependant par s’élancer pour ne pas se retrouver coincés à l’extérieur des remparts, car Pit venait de tendre les câbles et avait déjà refermé un tiers de l’ouverture.
Ils s’engouffrèrent dans l’étroit passage alors que les You-Has étaient sur leurs talons et quand Pit acheva de faire glisser la paroi de troncs entremêlés, les premiers assaillants n’étaient pas à plus de cinquante pas.
Sur les murailles, les archers avaient commencé à tirer. Ils savaient que le cuir des You-Has les protégeait des flèches, sauf à courte portée, aussi visaient-ils de préférence les chevaux.
La pluie de flèches et le tir des carabines n’avaient que fort peu entamé la puissance de la charge, mais les chevaux qui s’effondraient formaient autant d’obstacles qui finirent par la ralentir et la diviser en flots plus restreints.
Rork déposa la carabine en grimaçant : il avait touché le canon bouillant. Il se tourna vers Koùm, qui avait compris et lui présentait sa masse. On allait revenir à une forme de combat plus traditionnelle, et il allait pouvoir admirer son père, dont il n’avait pu jusqu’alors qu’entendre conter les exploits par ceux qui en avaient été témoins. Rork sourit et passa la main dans les cheveux de son fils.
— Va veiller sur ta mère, elle aura besoin de toi à son côté si ces démons franchissent les murs…
Il allait devoir penser seulement au combat et savait pouvoir compter sur Moira pour que Koùm ne tombe pas vivant entre les mains des anthropophages. Ce qui arriverait après…
Alors qu’il se redressait, brandissant sa massue et poussant un hurlement de défi, il aperçut une forme grise qui venait prendre place au sommet du mur un peu sur sa droite. Il lui sembla reconnaître le visage de cet homme âgé, mais il ne parvint pas à situer immédiatement où il avait déjà pu le rencontrer. Dans la ville des gens de l’eau, c’était certain, mais à quelle occasion ?
Ils avaient été ennemis, ils l’étaient probablement toujours, mais c’était sans réelle importance : un autre ennemi les avait réunis.
Comme le jour où Yorg était devenu son ami.
Il avait eu peur en arrivant au sommet : le soleil s’était gonflé, devenant une énorme boule orangée très bas sur l’horizon, comme s’il plongeait vers la terre. Il était resté un moment immobile à voir si cette chute continuait. Ce qui avait été le cas, d’une certaine manière : la boule de feu n’était pas devenue plus proche, mais elle était descendue plus bas, disparaissant progressivement derrière des collines couvertes d’arbres qui semblaient noirs.
Alors que la pénombre envahissait lentement les lieux, il commença seulement à s’intéresser à ce qui l’entourait. Il repéra le friselis d’un ruisseau à quelques pas et s’y rendit, trébuchant à plusieurs reprises sur le sol inégal.
L’eau était fraîche, avec une saveur qui n’était guère différente de celle qui filtrait dans les couloirs.
Il savait qu’il allait mourir, mais ça ne l’empêchait pas de sentir tout à coup la faim. Y avait-il des fermes hydro ou des champignonnières à la surface ? Non, il était stupide ! Mais alors que pouvait-on manger ? Il chercha autour de lui, arracha quelques herbes et se mit à mâcher. C’était fibreux et amer et il recracha, reprenant un peu d’eau dans le creux de sa main pour se rincer la bouche.
Ses jambes le portaient à peine, mais dans l’obscurité, sans une voûte familière au-dessus de sa tête, il se sentit subitement en danger. Il hésita un instant : la faille d’où il avait émergé n’était qu’à trente mètres et il pourrait y redescendre bien plus aisément qu’il n’était monté…
Non, il n’allait pas retourner sous la terre. Maintenant qu’il avait atteint la surface, il voulait profiter de ses dernières heures pour découvrir tout ce qu’il pouvait à son sujet.
Il se dirigea vers une masse sombre sur sa droite. C’était un buisson épineux et il renonça presque à y pénétrer. Mais le buisson formait comme une sorte de voûte, invoquant en lui une sensation agréable de protection. Il trouva un bout de sol sec et tapissé de feuilles mortes.
Il s’étendit, regardant au travers des branches les quelques points lumineux qui ornementaient le ciel.
Malgré la faim qui lui torturait l’estomac, il ne tarda pas à s’endormir.
Il avait appris bien des choses en quelques heures. Certains arbres portaient des fruits comestibles, d’autres pas et s’il avait une fois pu manger à sa faim, il avait été malade lors de sa seconde expérience. Il avait donc décidé de se montrer plus prudent, ne faisant que goûter un fruit nouveau avant de se décider à en manger plusieurs si de nouvelles nausées ne venaient lui apprendre qu’il valait mieux s’abstenir.
Il était revenu au bord du ruisseau et y avait découvert la vie. Des éclairs argentés, d’une vivacité inouïe, qui se glissaient entre ses doigts comme s’ils étaient faits eux-mêmes d’eau. À l’aide de sa musette transformée en filet, il avait cependant réussi à en capturer quelques-uns. Des vairons moins longs qu’un doigt, qui frétillaient dans le peu d’eau restant au fond du sac.
La faim fut plus forte que la répugnance dans un premier temps. Il prit un poisson, puis un autre, les jeta presque au fond de son gosier et les avala sans mâcher. Le froid créa une sensation étrange en lui et un spasme lui secoua tout le corps. Il allait encore être malade…
Il attendit un moment, puis comme aucun malaise ne suivait le spasme, il avala les derniers poissons. Ce n’était pas grand-chose : moins du quart d’une portion alimentaire normale dans les couloirs, mais il sentait peu à peu ses forces revenir. Il toussait toujours, mais ses quintes étaient moins fréquentes et moins profondes que la première nuit.
Il se remit à la pêche, et cette fois captura quelques poissons plus longs que son index. Il allait avoir du mal à les gober de la même manière que les tout petits.
Il mordit un poisson, en broya la moitié entre ses dents. Il avala une partie, recracha le reste. Il faillit vomir ce qu’il avait dans l’estomac. Et pourtant, il avait faim et il avait digéré les plus petits.
Il le découpa en morceaux minuscules et apprit à séparer ce qui était mangeable – ou avalable – de ce qui ne l’était pas.
*
Il s’était habitué à voir la mort le bouder et s’émerveillait chaque jour des découvertes qu’il faisait, même si elles n’étaient pas toutes agréables, comme cette sensation douloureuse qu’il éprouvait au front et aux bras, là où la lumière du soleil avait directement caressé sa peau. Il s’était aspergé le visage d’eau fraîche, ce qui avait temporairement atténué la brûlure, mais celle-ci était revenue au bout de quelques minutes seulement. Il avait alors pénétré plus avant dans le bois, pour échapper aux rayons du soleil.
Là, il avait découvert plusieurs entrées de couloirs minuscules, les plus grands étant à peine assez larges pour qu’il y enfonce le poing… s’il avait osé le faire. Il s’était installé près de l’un de ces trous pour découvrir qui les creusait. Après une longue patience, il avait vu apparaître deux longues oreilles, puis un petit museau encadré de deux yeux très vifs. Il avait tendu le bras, mais la tête et les oreilles avaient disparu instantanément dans le trou et n’étaient pas réapparues.
Il était allé un peu plus loin, près d’un autre terrier, et cette fois avait pu se montrer assez vif pour saisir la bête par une oreille. Elle s’était débattue en poussant de petits couinements et il avait failli lâcher prise, mais il avait trop faim et une sorte d’instinct lui disait que sa vie dépendait de son succès. Il avait serré, et l’animal avait cessé de se débattre.
Il posa le petit corps sur le sol. Il était long comme deux fois sa main. Il se mit à fouiller sa mémoire, recherchant des images aperçues au hasard des bandes éducatives ou des quelques livres qu’il avait lus. La peau des bêtes servait à faire des chaussures… Donc, elle ne se mangeait pas ! Il prit son couteau et entreprit de dépouiller le lapin.